« PLUS BELLE LA NAGE » by Agathe Five
VI/ Super Mario ou l’Odyssée de Maldormé
VI/ Super Mario ou l’Odyssée de Maldormé
Sur la route de Maldormé, mieux vaut ne pas avoir mal dormi pour affronter le rodéo matinal.
Mario Bros en avait rêvé, Marseille l’a rendu possible pour les cyclistes : un jeu vidéo grandeur nature aux périls incessants et aux pièges savamment orchestrés.
Niveau 1. La Corniche Kennedy et sa périlleuse ligne droite
Jouer habilement du guidon pour éviter les camionnettes en double file, ne pas céder à la voiture qui piaffe à l’arrière du garde-boue et jauger au vrombissement du moteur le degré de bienséance de son conducteur, encaisser les chocs inhumains de la roue avant percutant des ornières dont seule la voirie marseillaise a le secret, bifurquer à droite pour attraper un semblant de piste cyclable qui soudain s’arrête sans plus d’explication. Sauter le trottoir, jouer alors du mollet pour se frayer à nouveau un passage dans la jungle du trafic et déjouer les méchants qui disputent la place à Donkey Kong et à Bowser. Chacun a ses pouvoirs spéciaux.
Il te double à 80 en ville et te rafle 10 vies d’un coup ? Super Corsenard a encore frappé : plaque d’immatriculation 2B à coup sûr. Jamais démenti.
Queue de poisson de l’espace ? Super Cagole et sa mini Cooper aux coups de volant aussi irrationnels que sa manucure qui déboule sur la Corniche comme elle déferlerait en boîte de nuit – perchée sur ses hauts talons, seule au monde dans sa petite voiture jaune telle Oui-Oui, sûre de son bon droit. Elle n’en a rien à foutre du videur – de toute façon elle rentrera.
Insertion réussie ! Niveau 2 atteint.
Enfin, la Corniche Kennedy courbe l’échine à gauche vers le quartier de Malmousque encore endormi. Sous l’imposante fresque publicitaire un peu désuète qui drape l’immeuble en coin, l’anse étire ses eaux – tantôt turquoises et alanguies sous le ciel azur, tantôt d’un bleu profond inquiétant sous d’hostiles et superbes nuages gris foncé.
Plus que quelques coups de pédale avant l’Anse de Maldormé. Et soudain, une discrète bifurcation sur la droite vers le merveilleux qui se retient encore quelques instants de vous péter au visage. En bas de la traverse qui met les freins douteux de mon Motobécane à rude épreuve, c’est tout droit dans un tableau que l’on plonge.
Le calme est assourdissant. Le contraste avec l’agitation de la Corniche, sidérant.
Au premier plan, un muret et un poteau auquel accrocher sa monture. A gauche, un discret panneau pour un nom d’hôtel pourtant auréolé d’étoiles – le petit Nice Passedat – et des escaliers moches en béton qui descendent droit à la mer. Plus à droite, la traverse se fait étroite pour bientôt finir en cul de sac. On en raterait presque la volée d’escaliers de pierre sur la gauche menant à l’étroite bande du rivage de galets.
Certains matins, le coeur bat la chamade d’être le premier à ce rendez-vous galant avec la mer. D’autres, dans le renfoncement du mur auquel la plage est accoudée, quelques pulls pliés, serviettes et chaussures alignées trahissent la présence d’une famille invisible d’habitués. Déjà à l’eau, ils viendront plus tard habiter le tableau.
. Baigneurs au soleil levant
. Femme à la serviette jaune
. Vieil homme à la chaise pliante
Au second plan, dans toute l’audace de son jaune poussin et son blanc impeccable, la Villa jaune se dresse. Enigmatique. Spectaculaire. Intemporelle. Juchée sur son rocher, elle s’avance dangereusement sur l’eau, hésitant entre la mer et la ville, assumant ses contradictions. Se cachant pudiquement derrière une végétation généreuse, elle laisse deviner son intérieur au travers de grandes baies vitrées. Maintes fois rebaptisée au gré de la liste sulfureuse de ses propriétaires plus ou moins fantasmés, La Petite Ourse a su rester modeste. Quelques colonnes suffisent à son élégance. Elle ne s’offusque pas du bas peuple qui s’étale à ses pieds. Elle se prend même à aimer les graffitis qui viennent lui chatouiller les chevilles.
Sous une telle splendeur, la mise à l’eau se doit d’être délicate et stoïque. Seule la maladresse d’un pas douloureux sur les galets sera tolérée.
Et soudain cette quiétude qui s’empare du nageur après quelques brassées et les 2 rochers sur la droite – dernière barrière douanière avant la liberté. L’eau à cet endroit est claire, les fonds translucides. La Méditerranée s’offre toute entière. On en oublierait presque de se retourner et d’avoir le souffle coupé par la majesté des lieux : depuis le large, on voit Marseille dévaler les collines et les Calanques taquiner la droite de l’horizon. Pour un peu, on se croirait à Rio.
Sous l’oeil attentif de la Villa, courant, force de la houle et température de l’eau se disputent l’issue d’un indispensable débat :
La dernière bouée ?
On pousse au Pendu ?
On se fait l’Ile de Gaby ?
Et le fameux « Allez ! » Marseillais.
Une fois l’objectif fixé, plus de tergiversations possibles. On se lance, en s’efforçant d’avoir le mouvement souple, la respiration ample, rythmée mais régulière et on goûte ce bleu translucide à plein bras. De temps en temps, on sort la tête de l’eau pour s’échanger quelques sourires et exclamations béates avant de replonger et de laisser l’esprit vagabonder au rythme du souffle. A l’arrivée, il faudra toucher la bouée ou s’aligner au rocher, superstition oblige. Le temps d’écouter les savantes explications de Sylvain sur les poissons, de s’extasier de l’étoile de mer sous nos pieds, de frissonner à l’évocation des 2 méduses croisées en chemin et c’est déjà le retour.
Aveuglés par le soleil, entre 2 apparitions embuées de Notre Bonne Mère qu’un instant on confondra avec le Jésus de Rio, on cherchera des yeux La Petite Ourse et son jaune salutaire – promesse de rentrer à bon port. Naïf, on s’imaginera percer ses secrets en changeant d’angle d’approche mais en vain. Le mystère de la villa jaune restera entier.
Au sortir de cette Odyssée de Maldormé, ragaillardis par le sel, le froid et un café brûlant, on se sentira la noblesse de ne pas insulter son prochain au feu rouge alors qu’il klaxonnera à réveiller les morts sur le Vieux-Port du haut de son gros SUV. Au feu, avec retenue, on lui décrochera notre regard de la mort qui tue, regrettant de ne pas avoir les supers pouvoirs de Mario Bros pour le dégommer. Il abaissera sa vitre pour dévoiler un visage de gangster et nous gratifiera d’un regard haineux depuis la monture or de ses Ray-Ban aux verres d’une affreuse teinte rose saumoné.
« Quoi…. », articulera-t-il lentement avec un fort accent marseillais
« qu’est-ce tchia à me regarder comme ça?”
Et on s’entendra lui répondre d’un même accent marseillais à couper qu’on ne se connaissait pas :
“ Quoi… Je te regarde parce que tchia de belleuh lunetteuh”
Et de filer à l’anglaise avant que le feu ne repasse au vert.
« Plus belle la nage », chroniques marseillaises et linogravures d’Agathe Five
« Plongez dans la lecture de Plus Belle La Nage, petite chronique poétique, tendre et amusée d’Agathe Five sur l’univers de la nage libre à Marseille qui traque l’insolite dans le familier et le croque en linogravure. Vous en ressortirez sûrement avec une furieuse envie d’aller piquer une tête…. »