« PLUS BELLE LA NAGE » by Agathe Five
IV/ MÉDUSÉS
IV/ MÉDUSÉS
6h25. Octobre 2022. L’oeil gauche s’ouvre, scrute le tissu accroché à la balustrade de l’immeuble en vis à vis dans la lumière blafarde du lampadaire. Amorphe, frissonnant ou fébrile, il se drape de la météo du jour. Une mémoire inconsciente s’en imprègne et voilà qu’un bonnet vient coiffer la tête et des gants emmitoufler les doigts. On la remerciera en ouvrant la porte du bas de l’immeuble lorsque le corps encore endormi se raidira tout entier au contact de l’air du dehors.
6h40. J’enfourche mon biclou. Dans la Canebière déserte, le relevé météorologique inconscient se poursuit. Si l’esprit arrive encore somnolant au Vieux-Port, bercé par un roulis de pédale automatique, la mer sûrement sera clémente. Mais s’il est tiré de sa torpeur par un souffle aux cheveux à hauteur de l’Eglise des Réformés, il se met en alerte. Pas bon ça.
6h.43. L’oeil droit scanne la coque des bateaux à la recherche d’indices : figé dans une balnéarité convenue de carte postale ou animé d’un clapot facétieux, le Vieux port révèle son humeur du jour. La remontée de long du Fort St Jean force le réveil du mollet et scelle le sort du nageur : qui prend le vent de face va boire la tasse..
6h47. A hauteur du parc du Pharo, le pied hésite. A gauche, la discrète rue de Suez projettera en contrebas une diapositive sans ambages de la mer. Tout droit, le Boulevard Charles Livon bourru permettra de caresser encore sur une centaine de mètres le rêve d’une mer douillette et accueillante avant que la réalité ne frappe de plein fouet au virage du Club des Nageurs de Marseille.
6h.50. La monture attachée à l’encolure de la balustrade des Catalans, le pied délaisse la pédale pour s’ancrer solidement à la Corniche. L’œil scanne l’horizon pour embrasser pleinement son sort. Il contemple la robe du jour qu’a revêtue la Grande Bleue – satin lisse, crêpe ondulée ou bure rugueuse – et analyse si elle est dans un « good hair day » ou un « bad hair day ». Lissage impeccable, nage sage. Crêtes moutonneuses, nage punk.
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Ce matin là, tous les signaux sont au vert : drapeau au balcon en berne, caresse délicate du vent le long de la Canebière, Vieux-Port ronflant du sommeil du juste, diapositive lumineuse en haut de la rue de Suez. Derrière la balustrade qui surplombe la plage, une eau cristalline me tend les bras sous un soleil déjà tonitruant. Je la déguste des yeux comme on le ferait un éclair de la Maison du Chocolat. Mais sous le portail joliment désuet qui proclame fièrement Plage des Catalans malgré sa rouille, à l’endroit où on vient déposer la ville et ses tracas derrière soi, je sens qu’il y a un loup.
Au loin, 2 silhouettes familières se tiennent postées, immobiles, sur le rivage. Pas bon ça. A 7h, on ne tergiverse pas devant l’eau : soit on enfile son maillot, soit on gonfle sa bouée, soit on rentre dans l’eau, point barre.
Je sais déjà mais le déni me fait avancer jusqu’aux copains de nage. Leur visage rembruni se suffit à lui-même. La déception partagée réduit les salutations matinales à leur strict minimum, confinant à l’impolitesse.
« Méduses ….? »
« Méduses ».
I knew it! Colère brute à la puissante enfantine. Mais je veux nager moi!!!!
Le corps entame alors une irrépressible chorégraphie à grands renforts d’allers et venues le long du bord pour tenter de conjurer le sort. Le déni lui, entame un soliloque familier :
Fais chier, je me suis levée à 6h10 moi !!
M’en fous, j’y vais …..
Bon, là, y’en a une. … une ça va …
Ah non merde y’en a une autre…
Ahh, fuckin’ hell….… Y’en a plein! On est cernés !…
Bon……..je vais aller voir sur le ponton, y’en a peut-être pas de l’autre côté.
(….)
Rha les fourbes! Y’en a aussi de ce côté. Elles sont en surface en plus. C’est mort »
Mais la consternation peine encore à céder sa place au renoncement. Un bref instant, l’espoir renaît quand quelqu’un ose une nouvelle partition :
« J’ai vu Alain, il y est allé ».
« Ah bon, Alain y est allé…. ? » Y’en a peut-être moins au large…
« …. Ou pas…. »
« En plus il a la combi lui… »
« Ah c’est sûr que sans combi… »
(…)
Mais attends, c’est pas lui qui revient là ?
Pas bon ça. Pas bon du tout.
Accoudées à la rambarde du ponton qui surplombe la mer limpide, 3 silhouettes encapuchées hilares, énormes splifs au bec observent notre manège dans un nuage de fumée. Du rap Marseillais trippant mais que je n’arrive pas à identifier s’échappe d’un petit poste jaune posé sur le muret. L’un d’eux plante ses yeux fatigués par le shit et la nuit blanche dans les miens encore gonflés de sommeil.
« Vous allez vous baigner là ? Elle est pas froide ? »
« Ben si mais en fait ça va quand on a l’habitude »
« Mais …vous nagez souvent comme ça là ? »
« Toute l’année oui, on essaie. Enfin, quand ya pas de méduses… »
« Et toi et lui vous avez pas de combi ?»
« Non, on préfère sans»
« Wha Starfoullah frère, c’est des oufs »
Les effluves de beuh tissent un lien plus ténu dans la conversation :
« ….. Mais …vous êtes pas tout le temps malades l’hiver ? »
« Nan justement, l’eau froide ça stimule le système immunitaire. Ca paraît dingue mais tu tombes moins malade en fait »
« Ah ouais ? Parce que moi sérieux, j’suis tout le temps malade l’hiver»
« Bah parce que tu nages pas!… Viens avec nous la prochaine fois»
Entre scepticisme curieux pour les uns et déception en bandoulière pour les autres, on se souhaite une bonne journée quand même et on retourne au chaos naissant de la ville
Plus tard dans la matinée, je croiserai un ami se rendant à la plage, arborant un T-shirt orné d’esthétiques pélagies et chaussé de méduses en plastique. Prise de velléités complotistes, j’abdiquerai devant la puissance du filament conducteur tissé entre les êtres par ces diaboliques petites créatures.
« Plus belle la nage », chroniques marseillaises et linogravures d’Agathe Five
« Plongez dans la lecture de Plus Belle La Nage, petite chronique poétique, tendre et amusée d’Agathe Five sur l’univers de la nage libre à Marseille qui traque l’insolite dans le familier et le croque en linogravure. Vous en ressortirez sûrement avec une furieuse envie d’aller piquer une tête…. »