« PLUS BELLE LA NAGE » by Agathe Five
IV. Tempo d’une bouillabaisse bruegelienne
IV. Tempo d’une bouillabaisse bruegelienne
Du haut de mes caractères rouges lumineux, Je marque discrètement les heures et les minutes. Lasse parfois d’être éternellement perdante face au temps suspendu du balnéaire, je m’évertue toutefois à rendre service aux rares intrus ayant encore quelque impératif. Spectatrice attendrie, discrète mais aux premières loges, mon œil rectangulaire m’offre une vue panoramique sur la plage et une compréhension intrinsèque de son tempo tout à elle. La plage des Catalans fait mentir son nom : elle est tout sauf nationaliste. Elle ne discrimine pas. Mais son nom la prédestine à une forme d’indépendance et de logique autonomiste qui lui est propre. Tout un public bigarré s’y croise, se côtoie et s’y égrène au fil des heures de la journée. A chaque heure son profil sociologique.
Mon moment préféré à moi, c’est très tôt le matin, lorsque 6.30 s’inscrivent à mon compteur, à l’ouverture du bal : celui des nageurs en tous genres (étude approfondie et portraits à suivre_!), des pêcheurs solitaires et des discrets mais indispensables gilets fluo oranges de la métropole et leurs mini camionnettes à l’allure de playmobils qui aspergent l’allée en béton, ramassent à la pince un par un les restes de MacDo que des crétins sans noms laissent encore joncher les lieux, et ratissent la plage pour lui faire sa toilette matinale. C’est l’heure des couples d’amoureux ébouriffés, emmaillotés dans leur sac de couchage, des irréductibles fêtards aux yeux bouffis par un sommeil iodé et alcoolisé tentant un plongeon occasionnel de décrassage. Celle du chercheur d’or avec sa machine à la con, le casque vissé aux oreilles et qui déterre des vestiges de pacotille ou des trésors insoupçonnés. Et tandis que le soleil monte, aveuglant mon cadran, débarquent alors les proprios de clébards en tous genres (les proprios et les clébards_!) qui viennent faire galoper sur le rivage leurs petits ou gros amis rendus hystériques par les vagues. Le panneau d’interdiction de la plage aux chiens ? « On s’en balek, on est à Marseille bébé. » Vers les bancs, on distingue les silhouettes plus fragiles à la précarité inscrite au fond des yeux venues laver un T-shirt au robinet ou prendre une douche dans le carré bleu vétuste et ensablé sur la gauche en descendant les marches, les déglingos qui parlent tout seuls et dont on soupçonne que la vie a été peu amicale avec eux, les petits vieux qui viennent poser leur chaise pliante ou faire des allers et venues dans l’eau, pantalon ou robe remontés aux cuisses seulement, pour faire la nique aux varices.
Plus tard dans la journée, des créatures d’un autre type investissent les lieux : petites vieilles en bikinis et vieux coqs hâbleurs aux lunettes dorées tout de bronzage orange suspect vêtus – véritables statues de bronze allongées à même le béton, familles en tous genres cernées de châteaux de sable et de gamins tous sourires, costars-cravate en attachés-case ? et pieds-nus venus croquer en solitaire leur sandwich à la pause déjeuner, lecteur⸱ices ? imperturbables plongées dans les eaux de leurs romans. Ça se poursuit dans l’après-midi dans un joyeux bordel, sous les yeux des touristes éberlués par ce fatras de maillots et de djellabas : ça se salue, ça parle fort, ça « smatch » par-dessus le filet de volley, ça se jette à l’eau, ça s’enduit de monoï, ça se rince les pieds ensablés au robinet et ça monte et ça descend les marches de l’escalier en bois devant les 3 poubelles qui dégueulent.
Au soleil couchant, contemplant les îles du Frioul disparaître dans un ciel embrasé, j’égrène les dernières heures en conclusions métaphysiques :
Les Catalans, microcosme tout à l’image de Marseille l’ambivalente : bruyants, attachants, tout en plaqué-or à 2 balles clinquant mais embellis par le ballet des ferries qui passent au loin derrière la digue – rouge « Corsica Linea » et bleu « Méridionale » pour le bled plus lointain – et qui emportent dans leur sillage rêves de vacances et volutes de fumée crasse. Dans l’eau, y’a des cormorans qui pêchent, de grosses oblades et de délicates castagnoles – et puis y’a aussi des sacs plastiques, des canettes de Kro et des pneus. Y’a un musée subaquatique et des vieux blocs de béton insoupçonnables où l’on se fracasse les pieds et que personne n’a tout simplement pas pensé à enlever. Beaucoup ici n’ont pas la rolex au bras à 50 ans mais ils m’ont moi pour leur indiquer l’heure, et ici, c’est bien suffisant pour réussir sa vie.
A la nuit tombée, quand le gardien ferme les grilles au-dessus de moi, j’ai une illumination : Les Catalans, c’est le Tati de la plage quoi – au premier abord, ça paie pas de mine mais au final, tout le monde kiffe.
« Plus belle la nage », chroniques marseillaises et linogravures d’Agathe Five
« Plongez dans la lecture de Plus Belle La Nage, petite chronique poétique, tendre et amusée d’Agathe Five sur l’univers de la nage libre à Marseille qui traque l’insolite dans le familier et le croque en linogravure. Vous en ressortirez sûrement avec une furieuse envie d’aller piquer une tête…. »